David Graeber, anthropologue à la London School of Economics et figure du mouvement Occupy Wall Street, publiait il y a 10 jours un pamphlet sur la multiplication des « jobs à la con » dans nos sociétés modernes (« On the Phenomenon of Bullshit Jobs », publié dans le magazine britannique Strike!).
Ainsi, il donne en exemple « le gonflement, non seulement des industries de service, mais aussi du secteur administratif, jusqu’à la création de nouvelles industries comme les services financiers, le télémarketing, ou la croissance sans précédent de secteurs comme le droit des affaires, les administrations, ressources humaines ou encore relations publiques ». Concluant que « C’est comme si quelqu’un inventait tout un tas d’emplois inutiles pour continuer à nous faire travailler. »
Libération s’en fait l’écho dans http://www.liberation.fr/societe/2013/08/28/y-a-t-il-un-phenomene-des-jobs-a-la-con_927711 . Il se fait également l’écho de la réponse de The Economist, qui y défend les emplois administratifs et managériaux en mettant en avant la nature « progressivement complexifiée » de l’économie mondiale moderne. « Les biens qui sont produits sont plus complexes, la chaîne de fabrication utilisée pour les produire est plus complexe, le système qui consiste à les marketer, les vendre et les distribuer est plus complexe, les moyens de financement de tout ce système sont plus complexes, et ainsi de suite. Cette complexité est ce qui fait notre richesse. »
A mon avis, David Graeber et son contradicteur méconnaissent tous deux Joseph Tainter et sa théorie sur les sociétés complexes (ce qui est particulièrement dommage pour Graeber, qui est anthropologue : la théorie de Graeber devrait pourtant l’intéresser au premier chef !).
S’il connaissait la théorie de Tainter sur les sociétés, Graeber ne s’étonnerait pas que face à l’accroissement de sa complexité, notre société mobilise une fraction toujours croissante de sa force de travail à des tâches administratives et non directement productrices. C’est une évolution inhérente à l’accroissement de la complexité d’une société, c’est-à-dire à sa hiérarchisation croissante et à la spécialisation croissante de ses membres.
Quant à son contradicteur, il n’affirmerait pas sans restriction que la complexité de notre société est ce qui en fait la richesse : car il existe toujours une limite à l’augmentation de la complexité d’une société, au-delà de laquelle le rendement marginal du surcroît de complexité devient nul, voire négatif (et il s’agit là d’un raisonnement purement économique, domaine de spécialité de The Economist !) Et qui dit rendement marginal du surcroît de complexité devenu nul, voire négatif dit… risque élevé d’effondrement sociopolitique à plus ou moins brève échéance ! (Et perte brutale de richesse, si la complexité est ce qui fait notre richesse ?)